J'ai peur
de mes mots
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Réservé aux femmes victimes
de viol. Merci des respecter ces conditions.
On
pourrait dire que tout va bien puisque je me sens faire partie de celles
qui s'en sortent. Du moins, c'est ce que je crois. C'est ce dont j'essaye
de me persuader pour donner un sens à ma vie.
J'ai réussi à déposer plainte, à temps. Cet été. J'ai réussi à m'en
souvenir. Plus de 10 ans après. J'ai réussi à accepter le mot nécessaire,
celui de "viol" au lieu de dire d'un air détaché : "La première
fois ? ah non, pour moi, ça ne s'est pas bien passé. Je préfère
ne pas en parler", ou de l'air de celle qui en connaît en rayon :
"Oh, moi, j'ai commencé tôt. Tout un poème !!" et
jouer sur le mystere qui en met plein la vue. J'ai un mal de chien,
encore maintenant, un an après la prise de conscience, à me rendre à
l'évidence.
Il s'agit bien d'un viol. De viols. Il s'agit bien de moi. Parce que
je me suis toujours raconté l'histoire en d'autres termes. Je ne sais
pas si j'ai souffert de me sentir coupable. Puisqu'au contraire, j'allais
jusqu'à revendiquer cette "education", cet "apprentissage de la vie".
A me dire qu'au moins, moi, je savais. J'avais vu la mort de près. Et
je méprisais toutes ces "naives" qui prennent la vie légérement, toujours
du bon cote, sans se rendre compte... se rendre compte de quoi ?
J'ai aujourd'hui 28 ans. Je n'en avais jamais parlé.
Il y a un an, j'ai vu, entendu des personnes témoigner à la télévision.
(http://www.casediscute.tm.fr/1999/11_viol/)
Ma première reaction a été de m'enerver. Encore de l'audimat. Encore
du pathos. De m'enerver à cause de ces personnes qui racontaient des
choses que j'avais vécues, mais en employant des grands mots, à grands
renforts d'expressions de douleur sur le visage, de lourds silences,
de larmes... Je ne sais pas ce qui m'a fait douter. Peut-etre leur dignite
malgre tout. Je ne sais pas ce qui a fait que cette fois-la, j'ai reagi,
que pour la premiere fois j'ai fait quelquechose. Juste telephoner au
numero SOS viols femmes informations, pour comprendre pourquoi des gens
qui racontent la meme chose que moi, disent que c'est un viol et s'en
plaignent. Pourquoi y'a de quoi en faire toute une histoire, d'en faire
une emission, d'en faire une loi... Je ne sais pas. Mais je voudrais
remercier ces personnes du courage de leur témoignage.
Je ne peux pas raconter l'histoire autrement qu'a rebrousse-poil. Autrement
qu'en partant de maintenant. J'ai tant et si bien tout oublié, que je
ne sais pas quand cela a commencé. J'ai plutot l'impression que les
choses commencent seulement maintenant. Que je me souviens et revis,
et que je peux donc enfin nommer seulement maintenant. Que j'étais devenue
un monstre d'insensibilité.
Je suis l'ainee d'une famille de trois filles. Nous avons vécu ensemble
dans la terreur. Mon pere avait des crises de colere tres violentes,
toujours imprevisibles. Il n'y avait aucune communication entre chacun
de nous. Ma mere se sauvait de la maison lorsque la colere devenait
trop insuportable. Mon pere montait alors faire le tour des trois filles.
Il n'avait plus de voix tant il avait hurlé. Je ne sais pas ce qu'il
disait à ce moment la. Je n'ai jamais compris, ni ses coleres, ni ses
propos. Je me demande maintenant s'il n'était pas fou. Je me souviens
qu'il pleurait. Et que je demeurais petrifiee, attendant qu'il s'en
aille. Nous avions une peur terrible de ces coleres. Il nous arrivait
d'etre enfermées dans la cave. Sans manger. Sans lumiere. Sans raison
comprehensible. Le reste du temps il etait absent. Physiquement present,
mais silencieux, s'enfermant lui-meme seul dans une piece à l'écart,
travaillant comme un forcené. Puis, à nouveau, on sentait une colere
venir. Sans savoir ni quand, ni pourquoi, ni sur qui elle eclaterait.
J'allais à l'ecole. Des garçons m'enfermaient avec eux dans les toilettes
de l'ecole. Ou dans les toilettes publiques lors des vacances scolaires.
Nous habitions dans un petit village. Ils etaient toujours la. Ils me
touchaient partout et je ne disais rien. Ils amenaient avec eux d'autres
garçons que je ne connaissais pas. Plus agés que moi. Leurs freres.
Je ne me souviens pas bien. Cela a duré trois années. J'avais 7 ans.
Mon pére les a surpris, un soir. Ils se sont enfuis en courant. Mon
pere a souri en disant que le repas etait pret, et qu'il était l'heure
de rentrer. Pour moi, tout se passait normalement.
C'etait horrible, je voulais toujours que ça s'arrete, que ça ne recommence
pas. Mais je savais aussi que je n'avais pas le choix, que la vie était
comme ça, et qu'il fallait passer par la pour grandir. Nous avons recu
une éducation très stricte, et religieuse: il fallait etre obéissante
et gentille avec tout le monde. Dire non, c'etait désobéir, et c'etait
commetre un affreux péché. Vouloir mourir, plutot que de vivre, cela
était aussi un enorme peche.
J'ai reproduit ce que je vivais sur mes propres soeurs. Les frappant
parfois. Les contraignant à des attouchements sexuels. Les choses continuaient.
Nous déménagions souvent. Mais il y avait toujours des garçons dans
les écoles qui voulaient "faire des choses" dans les toilettes. Des
cousins. Il y avait toujours les coleres de mon pere. Parfois une baffe
lui échappait, ou il cassait un meuble. Ma mere s'enfuyait. Les "jeux"
entre soeurs.
Les moqueries des autres dans les cours de recréation. Les profs qui
ne se rendaient compte de rien. Les moments ou l'on était enfermée seule
dans sa chambre sans savoir pourquoi. Au pain sec et à l'eau. Les premieres
crises de nerf, peut-etre de spasmophilie, aucun medecin n'ayant jamais
été consulté pour cela. Nous passions pour un modele de famille unie,
avec ses trois petites filles "sages comme des images". Nous étions
petrifiées de terreur. Comme des images. Sans voix. Souriantes parce
qu'il était obligatoire de sourire. Serviables et gentilles parce qu'il
était obligatoire d'etre serviable et gentil avec son prochain, meme
inconnu. Et il fallait tendre la joue droite quand on venait d'etre
frappé sur la joue gauche. Mais ne jamais répondre. Et toujours obéir.
En grandissant, progressivement, j'ai dit non. J'ai eu 15 ans, 16 ans,
17 ans. Et cela faisait 3 ou 4 ans que j'avais enfin réussi à passer
sans qu'il n'y ait plus la moindre atteinte sexuelle dans ma vie. A
cet age-la, les autres filles commencent à s'interesser aux garçons.
Je les evitais de toutes mes forces. Et il ne s'était rien passé depuis
3 ou 4 ans. Je me sentais enfin libérée. Soulagée de n'avoir plus aucune
vie sexuelle. J'étais seule en classe, dans la cours, mais depuis l'arrivée
au lycée, on ne m'embettait plus, il n'y avait plus de moqueries à mon
passage.
Un garcon d'une autre classe est venu vers moi, à plusieurs reprises,
malgré mes evitements. Il avait l'air d'un homme, avec ses cartes de
visite, sa façon de s'habiller, de parler. Il n'avait rien d'un lycéen.
Je l'ai longuement evité, jusqu'à ce qu'il soit dans ma classe: il etait
impossible de l'ignorer. Il s'est montré très compréhensif, très attentionné.
Il était très laid. Seul et rejeté des autres, lui aussi. Il est devenu
mon ami. De cette amité très forte qui aimante les gens qui n'ont jamais
connu que la solitude et l'incompréhension. C'est la premiere personne
qui m'écoutait et qui me comprennait. Il s'est mis à me faire parler.
Se proposant d'etre mon guide, mon pére... Il tombait a point nommé.
Je ne me suis pas rendue compte que les confidences qu'il me faisait
n'était que des obsessions sexuelles. Il s'est mis à me toucher. A soulever
mes vetements pour me toucher. Je ne me suis pas rendue compte qu'il
m'emmenait toujours dans des endroits isolés. Je lui disais que je ne
voulais pas. Je ne comprenais pas pourquoi il agissait ainsi. Ca a duré
toute l'année.
Il m'a violé 5 fois. Il me traitait de salope. S'en vantait autour de
lui. Par la suite, je me suis rendu compte qu'il essayait de faire de
meme avec d'autres filles. Il a abusé de ma soeur.
Comme moi auparavant, elle n'accepte pas le mot "viol". Elle dit que
c'était de sa faute, et tient à assumer, à prendre sur elle. Je n'ai
appris cela que cette année. Nous avons commencé à parler entre soeurs,
seulement depuis quelques années, depuis de la derniere a quitté la
maison. Pour découvrir que nous avons toutes les trois vécues la meme
chose.
Pour moi, à l'époque, cela me semblait normal. C'était la vie. Horrible,
mais normale. Je n'en ai évidemment pas parlé. J'étais tellement dans
cet univers-la, qu'il ne me serait pas venu à l'idée d'en parler. Je
pensais que tout le monde vivait cela et gardait pour lui ses souffrances.
Se plaindre avait toujours été une chose bannie à la maison. C'était
une chose qui n'existait pas. Et les gens qui se plaignaient étaient
hautement méprisés.
Je me suis mise à boire. Il n'y avait pas de drogue la où je vivais.
A peine un trafic de hash. J'étais encore au lycée, j'arrivais en cours
saoule et personne ne se rendait compte de rien. Je me sauvais la nuit
pour sortir en boite, boire encore, oublier un peu plus, coucher avec
des inconnus, jeter mon corps dans les bras des autres pour ne plus
avoir à le souffrir. Il suffisait de me payer à boire pour pouvoir coucher
avec moi.
J'ai eu 18 ans. Je me suis enfuie de chez moi, sac sur le dos, l'idée
de la prostitution dans la tete. J'ai travaillé comme serveuse. J'ai
rencontré un garçon. Ses parents m'ont hébergée. J'ai arrété de boire.
J'ai repris les études. J'ai eu le bac. Nous avons emménagés ensemble.
Dans une autre région. Cinq années de bonheur. Nous nous sommes fiancés.
Aujourd'hui, je ne comprends plus rien. J'ai l'air de quelqu'un d'absolument
normal, avec des amies, un bac+5 an poche (je viens de terminer mes
études). On pourrait dire que les choses ont finalement bien tournées,
que j'ai refait ma vie. J'ai l'air de quelqu'un d'absolument normal,
mais l'air seulement.
On n'oublie jamais. Je n'en ai jamais parlé, parce que je n'y pensais
pas. Je suis devenue sociable, j'ai grandi, j'ai changé. Mais j'ai toujours
peur et je vis seule. Et puis, au sortir des etudes, à la perspective
d'entrer dans la vie active, dans ma vie, je perds soudain tous mes
moyens. Je ne sais pas ou je vais. Je me souviens. Ce dont j'ai l'air
et là d'où je viens, cela n'a pas de sens. Cette histoire n'a pas de
sens.
Si ce n'est que c'est la premiere fois que j'essaye de la raconter.
Et que cela m'est très difficile. Je mélange tout. C'est quelque chose
qui a duré. Je dis que je m'en sors bien. Je ne suis pas seule: j'ai
autour de moi des amis, a qui j'ai pu dire, et qui ont su écouter. J'ai
réussi a déposer plainte, après mille et unes hésitations. Contre le
viol, les viols, à 17 ans. A raconter, pour la toute premiere fois,
au commissaire qui a enregistré la plainte. J'ai réussi ce tour de force
en moi: ce que j'ai toujours vecu comme "normal", ne l'est pas du tout,
est innaceptable.
C'est tellement important de remettre les choses à l'endroit, de tenter
de déposer plainte. Mais je me sens tellement paumée. Je manque du moindre
repère. C'est de cela que je veux parler ici.
Je ne suis pas seule: des amis, mais aussi le CFCV (collectif féministe
contre le viol) qui m'a beaucoup aidé à prendre conscience, a accepter
l'innaceptable. J'ai commencé une psychothérapie, je vois un osthéopathe.
Depuis un an.
Mais voilà, ma détresse, c'est maintenant. Maintenant que je redeviens
sensible, humaine, maintenant que je redeviens quelqu'un. C'est insuportable.
Je crois que j'ai toujours été très dure, blindée, insensible comme
la pierre. Je fuyais en avant, dans les études, sans jamais songer un
instant à contruire, à faire quelque chose de ma vie. J'ai terriblement
honte, aujourd'hui, à 28 ans, de ne pas savoir mettre un pied devant
l'autre. De découvrir que l'on peut faire quelque chose de sa vie, d'en
découvrir l'envie seulement maintenant, et d'en ressentir, dans le même
temps, toute l'incapacité.
Il y a eu un tel silence, un tel secret. Le dévoiler maintenant... fait
paraitre les choses incroyables.
Je suis incapable de travailler. Incapable de passer à l'acte, meme,
et peut-être surtout, en ce qui concerne les choses que je désire. Je
fais en ce moment un travail de construction de projet professionnel
avec l'ANPE. Malgré tout le désir que j'ai de valider cette recherche,
ce projet, je reste bloquée chez moi, soit physiquement malade (migraines,
fièvres, enorme besoin de sommeil), soit trop stressée pour effectuer
la moindre démarche (je n'arrive pas à me concentrer, à lire, perds
mon vocabulaire, sursaute quand on m'adresse la parole). J'ai presque
honte de remarquer chez moi de tels symptomes, honte, si longtemps après,
d'en être encore à cela.
Je veux croire qu'il est possible de se reconstruire, de vivre avec
cela, et non pas contre (en oubliant, en se durcissant, en se niant
soi-meme). Je veux garder espoir. Je ne veux pas etre pressée. Je veux
juste vivre ma vie. Je ne sais pas comment dire.
J'ai envie de remercier l'existence d'associations comme la vôtre, de
remercier ces personnes qui ont le courage de leur témoignage.
J'ai tellement de mal à y voir clair. Je ne sais pas déméler en moi,
ce qui me pése le plus, de cette enfance, du viol, des viols, des attouchements
sexuels, de ce que j'ai subi, de ce que j'ai fais... mes soeurs.
Mon père, que l'osthéopathe et le psychothérapeute semblent soupçonner
d'inceste, parce qu'il a eu des propos ou des attitudes équivoques.
Depuis un an que je me souviens, j'ai peur de ce que je raconte. Peur
lorsque je lis dans les yeux qui m'écoutent cet espèce d'effroi tel
qu'il se mêle d'incrédulité. Mes mots font peur, je m'en rends bien
compte. Pourtant, je veux parler, enfin. Et je n'ose pas tout dire.
L'histoire est trop complexe.
Faut-il vraiment la distinguer, entre d'une part, un viol à 17 ans,
d'autre part, des attouchements sexuels à 7 ans, et par ailleurs une
situation familliale peu épanouissante? J'en suis encore à chercher
mes mots.
Oui,
je suis d'accord [pour une publication. NDW]. Je n'y avais pas pensé,
et c'est la première fois que je tente de raconter mon histoire, d'une
seule traite. Je n'y comprends toujours rien, mais si au moins, comme
vous le dites, ça peut aider d'autres femmes, oui, je suis d'accord.
J'ai honte de ce que j'ai à dire, que ce qui est ici dit, mais je crois
aussi qu'il me faut avoir le courage de mon témoignage. Merci. Continuez
d'être là.
PS:
Je veux bien qu'il soit fait mention de cet email : schneider.sophie@free.fr
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Depuis
ce témoignage, Sophie a construit un site exceptionnel, visitez-le :
http://schneider.sophie.free.fr/
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