Il n'y
a qu'un pas du viol à la prostitution
Bonjour,
C'est apres avoir parcouru quelques-uns des messages qui vous ont ete
envoyes que je me decide a temoigner, pour la premiere fois, de facon
ni privee ni therapeuthique sur ce qui m'est arrive il y a maintenant
25 ans et qui a conditionne toute ma vie depuis.
J'ai
rencontre mon premier "vrai" copain lorsque j'avais 17 ans au cours
d'un voyage en Allemagne. L'annee suivante, il venait me visiter a Paris
et c'est la que nous avons commence a "sortir ensemble" . Apres son
depart, n'etant liee a Paris ni par des etudes, ni par un travail, j'ai
finalement decide de le rejoindre dans son pays. Notre relation s'est
assez vite averee inquietante : il avait apparamment decide de vivre
a mes frais et son attitude, au cours de l'annee que nous avons passee
ensemble etait devenue abusive, sinon violente, verbalement, emotionellement
et parfois meme physiquement lorsqu'il n'obtenait pas ce qu'il desirait.
J'ai commence a vivre dans la peur de ses prochaines frasques, exigeances,
et menaces. Je me suis debrouillee pour entrer en contact avec des amis
vivant a Copenhague et, pretextant une breve visite amicale, je suis
allee les rejoindre avec la ferme intention de rester au Danemark et
d'y reprendre ma vie en main.
Je
commencais a m'installer dans ce nouveau decor et a m'y sentir relativement
heureuse lorsque l'ex en question arrive chez moi, apparamment pour
me rendre visite. Il semblait avoir accepte la rupture et se comportait
de facon tres courtoise, ce qui me laissait penser que nous pourrions
eventuellement "rester amis". J'avais un travail et me trouvais a la
veille d'aller passer une semaine en France, pour m'y detendre. Je n'ai
pas su dire non, lorsqu'il m'a propose de m'accompagner a Paris.
Le forfait comportait l'hebergement et nous avons finis par nous retrouver
dans cet hotel relativement modeste du quartier Saint-Lazare. Nous avons
tres naturellement passe l'apres-midi a nous promener et c'est lorsqu'il
est venu dans ma chambre, ce premier soir, que ma vie a basculee.
Le viol a dure 5 heures, de 11 heures du soir a 4 heures du matin.
Le lendemain, je me souviens avoir rencontre ma meilleure amie du moment
et ne lui avoir parle de rien. Et puis, j'ai oublie.
Pendant 10 ans.
C'est a l'age de 30 ans, alors que je promenais avec un camarade francais
dans les rues de San-Francisco que tout m'est revenu. Ou presque tout.
Nous discutions de violences conjugales et une reponse que je lui ai
faite n'a pas du lui plaire puisqu'il m'a retorque : "Si tu avais ete
violee, tu saurais de quoi je parle !" C'est a ce moment-la que je me
suis positivement "entendue" lui dire : "Mais, j'ai ete violee." Et
le souvenir, partiel de cette nuit infernale m'est alors revenu.
Je dis partiel parce que je ne me souviens que de bribes : le
moment ou il a ferme la porte et mis la clef dans sa poche, celui ou
il a finit par arracher mon dernier vetement et celui ou je fixais avec
un espoir insense le telephone, inaccessible, reliant la chambre au
standart de l'hotel. Une histoire traumatisante, bien sur. Qui aurait
pu en rester la et s'additionner aux nombreux autres defis que nous
lance la vie. C'est la pensee que j'ai du entretenir bien souvent pendant
15 ans, ajoutee aux remords, au sentiment de culpabilite, a la honte
... "Tu l'as bien cherche, ma fille" et le tour est joue.
Mais les choses ne sont pas aussi simples. Quand je considere ma vie,
depuis le moment ou une partie de moi, de ma dignite de femme et d'etre
humain m'ont ete volees, amputees, je constate que je n'ai cesse de
vivre et de revivre a l'infini les memes rapports d'abus emotionnels,
physiques et sexuels avec divers hommes, connus, simplement rencontres
ou aimes. Comme si ma memoire aspirait a reprendre ses droits et que
je l'en empechais : "Non, c'est trop tot, non, c'est trop difficile,
non c'est trop humiliant ! " Mais le cercle ne cesse de tourner
sur lui-meme et les memes situations de terreur, d'incertitude, de mefiance
et de honte se reproduisent. Et les violences reprennent. Que faire
? La memoire des emotions ne nous lache pas d'un pouce. Quelque chose
en nous veut vivre, veut se sentir libre, aimee, respectee !
Il y a moins d'une semaine, jour pour jour, un autre souvenir m'est
revenu. A mon retour a Copenhague, apres l'accident, je me suis mise
a peindre deux toiles simultanement. Je ne me souviens pas de la premiere
(cela fait plus de 20 ans !), mais la seconde s'appellait "Le viol"
et je me souviens parfaitement avoir voulu la peindre avec toute la
deseperance que je pouvais trouver en moi ... et pourtant, a ce
moment-la, ma memoire avait deja totalement englouti le souvenir insupportable
de ce qui m'etait arrive quelques mois auparavant.
Je me souviens aussi que les premiers temps qui ont suivi mon retour,
je me suis mise a suivre des hommes chez eux, des inconnus rencontres
dans la rue. Je les ai suivis, les ai laisse utiliser mon corps et suis
repartie.
Et, chaque fois, pendant toute l'operation, je n'ai pas prononce un
seul mot. Comme si, une partie de moi avait accepte l'idee que je ne
valais pas plus que le plaisir qu'un homme, n'importe lequel, pouvait
prendre sur mon corps.
Decrire tout ce qui s'est passe ensuite prendrait trop de temps. J'ai
fait le tour des capacites humaines en termes de relations abusives,
perverses, dangereuses, j'ai meme ete kydnapee plusieurs fois ...
Et chaque fois, je me sentais coupable, chaque fois je me devouais entierement
a proteger, aider, aimer l'abuseur ...
J'ai fait le tour de la planete dans mon lit, repetant avec des hommes
differents, dans des idiomes differents, les memes scene de violence
et d'humiliation ... Ce qui m'etonne et me sidere encore aujourd'hui
c'est que je ne soie jamais tombee dans le panneau d'en faire mon metier.
Il doit donc bien y avoir un Dieu, ou peut-etre meme une Deesse quelque
part !
Bon courage a toutes et a tous.
Je
vous remercie d’avoir repondu, et aussi rapidement, a mon courrier.
Cet exercice internautique m’a fait soudainement prendre conscience
que c’est une des seules fois (la seule ?) ou j’ai l’impression de parler
de cet evenement de ma vie a la premiere personne.
Je crois qu’au fil des ans, j’ai pris l’habitude de parler de moi “a
la troisieme personne”, c’est-a-dire de parler des experiences des autres
a travers moi, meme en situation psychotherapeutique. Comme si, au fond,
je n’etais qu’un vehicule et/ou un contenant (une sorte de camion-citerne
!) et non un individu a part entiere.
La magie de l’anonymat y est-elle pour quelque chose ? Ou bien le fait
d’ecrire plutot que de parler m’assure-t-il que mon interlocuteur ne
me lira que s’il en a “vraiment envie”, me liberant ainsi du poids de
me sentir importune ?
Pour en revenir a la premiere partie de votre lettre, j’ai moi aussi
pris conscience, mais trop recemment j’en ai peur, du fait que du viol
a la prostitution, il n’y a qu’un pas.
L’hiver dernier, j’avais un emploi d’assistance redactrice dans un magazine
montrealais a sensation et travaillais a restructurer un article sur
la prostitution quand il m’est apparu evident que l’article en question
faisait, ni plus ni moins, l’eloge du metier. Il s’agissait de l’histoire
d’une jeune Americaine qui se vantait d’avoir abandonne son poste de
journaliste pour celui, plus satisfaisant et plus lucratif de prostituee
de luxe dans un vague bordel du Mid-West. Elle affirmait pouvoir demander
jusqu’a 8000 US$ pour une seule passe.
J’etais plutot ecoeuree par l’article et decidais d’y ajouter un encart
mettant en relief le cote obscur et destructeur de la profession. J’ai
donc glane un certain nombre de donnees et de chiffres sur plusieurs
sites americains traitant de ce fleau et c’est en faisant ce travail
que j’ai finalement compris, comme vous l’indiquez, que pratiquement
la totalite des prostituees ont ete victimes, un jour ou l’autre, de
viol.
Leur estime de soi etant completement aneantie, elles en viennent a
adherer au message qu’elles ont recu que leur corps, leur sexe, est
la seule partie d’elle-meme qui ait quelque valeur (moneyable, dans
ce cas).
C’est aussi a ce moment-la que j’ai compris que c’est exactement le
message que j’avais moi aussi integre depuis toutes ces annees et que
je n’avais pratiquement rien fait d’autre que me prostituer “benevolement”.
C’est-à-dire que je ne couchais pas avec des hommes pour de l’argent,
mais que je couchais avec eux pour être payée en retour
d’un service (aussi minime soit-il) qu’ils m’auraient rendu ou pretendu
m’avoir rendu.
Puisque j’etais absolument convaincue que je ne valais rien, j’etais
toujours etonnee quand un homme me montrait de l’interet ou s’offrait
de m’aider d’une facon ou d’une autre. Et quand venait pour l’homme
le moment de demander une “gratification pour services rendus”, j’etais
absolument incapable de dire non. J’y voyais un devoir, quand je n’y
ajoutais pas le sentiment de culpabilite consistant a me convaincre
que j’etais responsable d’avoir provoque son erection et qu’il me fallait
a tout prix l’aider a s’en “soulager” !
Je ne decrirais pas le nombre de fois ou je me suis laissee faire par
des hommes qui ne me plaisaient pas, que je trouvais pathetiques ou
meme, qui me degoutaient … mais jamais au point ou je me degoutais moi-meme.
Ayant passe mes annees d’enfance dans un climat de violence et d’alcoolisme,
on pourrait penser que mon estime de moi en avait deja pris un certain
coup avant le viol. Et pourtant, je me souviens parfaitement que pendant
mes annees d’adolescence, j’etais capable de dire non. Et comme mon
esprit aventurier et curieux m’amenait a me promener seule dans Paris
a des heures indues et dans des quartiers plus ou moins mal fames, j’etais
constament en butte a toutes sortes de propositions, filatures ou autres
remarques salaces, de la part d’inconnus.
Je dois preciser que je n’avais rien d’une pin-up et qu’au contraire,
je dissimulais le peu que j’avais de feminite apparente sous l’attirail
de la garconne-manquee. Je me souviens, entre autre, avoir accepte un
café d’un gars qui s’imaginais ensuite m’amener dans sa garconniere
et avoir pense : “Ce type croit que parce qu’il a investi 2,50 F (tarifs
de l’epoque !), je vais me laisser faire !”
En fait, j’etais plutot sure de moi.
Apres le viol, et meme si j’avais apparament muri en termes purement
chronologiques, il ne restait plus rien de ma belle assurance. Je reussissais
encore a dire non, surtout quand l’homme en question avait l’air relativement
patibulaire, mais, et c’est la un point que j’aimerais porter a l’attention
de femmes qui, comme moi, se trouvent enfermees dans ce ghetto personel,
pratiquement toutes les relations qui ont suivi se sont deroulees sous
le signe de la violence et de l’abus sexuel … avec, tres precisement,
des personnages qu’on qualifierait de prime abord de “bons gars”.
Je m’explique.
Si les criminels affermis ou potentiels portaient sur leur front la
marque “violeur” ou “assassin”, il serait relativement facile de mener
une vie heureuse ; il suffirait tout simplement de les eviter !
Mais, dans la plupart des cas, en ce qui me concerne, il s’agissait
de ces bons gars, dont les voisins auraient pu temoigner qu’ils arrosent
leurs plate-bandes et s’occupent de leur chien avec une devotion inegalee.
Et c’est la que commencent pour la femme les hesitations, l’ambiguite,
le doute …
Un bon gars ne pouvant logiquement s’abandonner a des attitudes aussi
cruelles ou destructrices, qui reste-t-il a condamner ? Soi-meme.
“Ca ne peut etre que de ma faute, c’est moi qui ait provoque cela en
lui, qui suis allee deterrer ses plus sombres instincts, je suis la
seule coupable”. Et c’est ainsi que des relations, qui devraient se
terminer le jour meme ou le premier abus est commis, se prolongent indefiniment,
creant et solidifiant un cercle vicieux de violences, de doutes et de
pardon qui peut durer des annees, allant parfois jusqu’a la mort de
la victime.
Je vis en ce moment une situation similaire. Je suis avec un “bon gars”
qui a cependant commis 4 actes de harcelement sexuel envers moi en l’espace
d’un mois. Les trois premieres fois, j’ai explique tres clairement ou
se situaient mes limites, assez larges, dans ce cas, puisque parallelement,
notre sexualite me paraissait tout a fait satisfaisante et que je ne
refusais jamais l’intimite. La quatrieme fois, j’ai appele la police
dans le but d’obtenir tout d’abord une mediation, un avis.
Pour dire la verite, je ne savais pas si les gestes qu’il avait poses
entraient dans la categorie du harcelement, par rapport a la legislation
de son pays, les Etats-Unis. Ils m’ont offert plusieurs references et
j’ai pu confirmer que le sentiment de plus en plus derangeant qui se
faisait jour en moi (comme celui de vouloir me suicider, entre autre)
etait le produit de ce que la loi de ce pays (tout comme le notre, comme
vous l’avez souligne), definit comme un crime.
Suite a cela, j’ai passe une nuit dans un asile pour femmes battues
que j’ai decide de quitter des le lendemain (le fait que l’habitation
soit surprotegee et cadenassee n’ajoutant pas a mon sentiment de securite,
mais plutot a ma claustrophobie).
Je vis depuis de nouveau avec lui et, s’il n’a eu qu’un seul geste malheureux
depuis mon retour, notre relation ne se deteriore pas moins un peu plus
chaque jour. Je dois preciser que la raison premiere pour laquelle je
n’ai pas porte plainte contre lui est que cet homme est separe de sa
femme et que je suppose que si elle apprenait ce qui est arrive, elle
s’en servirait certainement pour demander la garde totale de leur enfant.
Reflexe automatique de protection de l’agresseur.
Je ne prevoyais pas de decrire aussi en details ma situation actuelle,
mais puisque nous y sommes, continuons.
Je me trouve donc desormais sur une ile paradisiaque de l’archipel hawaiien,
a des milliers de kilometres de l’Europe, sans permis de travail, sans
argent et convaincue que des que j’aurais reussi a briser le lien affectif
qui m’esclavagise encore a mon compagnon, il faudra que je songe serieusement
a faire mes valises.
La question que je ne parviens pas encore a resoudre est : “Pour aller
ou ?” J’ai quitte mon pays natal a 19 ans et n’y suis revenue
que pour une periode (etonnament heureuse) de 5 annees. J’ai émigré 4
fois : en Allemagne, au Danemark, en Angleterre et au Canada ou j’ai
passe 10 ans (j’ai maintenant la double nationalite).
N’ayant rien ni personne qui m’attache desormais a la France et connaissant
les problemes lies a l’emploi, je n’imagine pas y retourner. Apres avoir
passe le plus gros de ma vie dans la froidure (comme disent les Quebecois),
j’apprecie le climat et la douceur hawaiiennes, mais ne possedant aucun
moyen d’y devenir autonome, je me suis mise a songer a la Guyane, comme
possible destination. Le fait que j’y beneficierai de la securite sociale
sans trop de difficultes (je suis devenue epileptique il y a 10 ans)
et celui que je puisse y resider et y travailler legalement ajoute a
l’attrait naturel des lieux et de la culture qui semblent caracteriser
ce pays.
L’intervention du Sexual Abuse Treatment Center de Honolulu me
permet d’avoir droit a deux seances – gratuites - de therapie par semaine.
Un moyen tres acceptable de remplacer les amis que je n’ai pas ici et
qui me permet de replonger a fond dans une vieille histoire que je n’avais
jamais pense avoir le DROIT de ressuciter en 24 ans. Celle du viol.
Je vous remercie de votre sollicitude et ne m’oppose aucunement a ce
que vous publiiez les extraits de ces courriers qui vous paraitront
les plus appropries. J’eprouve beaucoup de compassion pour les etres
qui souffrent (ceux qui le savent et les autres) et si le fait d’ajouter
ma voix a la leur peut etre d’une utilite quelconque, je le fais avec
plaisir et de moins en moins de honte.
Cela dit, il me semble important de preciser que je me sens relativement
privilegiee ne serait-ce que parce que je possede deux moyens de capturer
mes demons personnels : l’ecriture et le dessin. Je crois avoir aussi
beneficie d’une foi dans la vie et d’une temerite qui m’ont jusqu’ici
aidee a surmonter les situations les plus desastreuses.
S’il est une chose que je crois pouvoir communiquer sans pudeur et dont
j’aimerais qu’elle puisse en inspirer certain(e)s, c’est cette foi,
qui n’a rien de litteralement religieux, mais qui comme l’amour, procede
d’une energie mysterieuse que je ne saurais expliquer et qui toujours,
quels que soient les obstacles, atteint ses buts.
Bien amicalement.
C.