Les trois textes
qui suivent ont été rédigés par E., jeune femme de 34 ans. Ces trois
textes ont été initialement écrits à l'attention de Patricia KLINKERT,
élève assistante sociale qui avait choisi le sida comme thème central
de son mémoire de fins d'études. E. et Patricia se sont rencontrées
fréquemment et, d'elle-même, "parce que c'est plus facile que de vive-voix",
E. a proposé de rédiger ces longues lettres. Avec l'accord de E., nous
avons retranscrit ces textes, en modifiant systématiquement tous les
éléments qui pouvaient la faire reconnaître : aussi, elle-même se nomme
E., sa fille F., sa sœur S., etc. Pour le reste, nous n'avons pas touché
à un mot.
Je suis
arrivée à ** [ville du sud] en 81 pour me séparer et divorcer de mon
mari. Jusqu'en 83, j'ai fait divers travails. Mais je me suis retrouvée
sans travail et j'ai commencé à me prostituer. Cela a été très dur,
bien sûr, mais je n'avais pas le choix. Et malgré la prise de pilules
pour ne pas avoir d'enfants, je me suis retrouvée enceinte deux fois
(une fois en 84 et une fois en 86).
J'ai pratiqué à chaque fois une IVG à l'hôpital. Cela a
été très dur, bien sûr mais je ne pouvais pas les garder. J'avais trop
de problèmes. Et c'est après ce dernier IVG en 86 que j'ai fait en janvier
87 une analyse sanguine dans un centre de dépistage gratuit à **. Car,
au départ, j'avais une MST (maladie sexuellement transmissible). Et
le docteur du centre de dépistage m'avait conseillé de faire le test
pour le sida.
A la fin janvier, j'ai eu les résultats des analyses sanguines
par le médecin du centre. Cela a été très dur moralement. J'étais anéantie.
Je ne savais plus quoi faire. A la suite de cette triste nouvelle, j'ai
fait une dépression nerveuse. Mais la vie continue, j'ai dû reprendre
le dessus et continuer le travail du soir (la prostitution). Je n'avais
pas le choix. Surtout que bien sûr, j'utilisais les préservatifs pour
les clients. Mais souvent ils n'étaient pas assez solides et craquaient
ou carrément les clients n'en voulaient pas. Je n'osais rien dire car
j'avais peur de leur réaction. Mais, moralement, je savais le risque
de contamination que je pouvais leur causer. Mais quoi faire ? Je n'avais
pas d'autre argent pour vivre. Et, surtout, en plus, depuis 84, j'avais
quelqu'un qui "s'occupait" de moi (un proxénète). Mais lui ne l'a jamais
su que j'étais atteinte du sida. Sa réaction aurait sûrement été terrible,
alors je ne lui avais rien dit. Surtout que je n'avais pas de rapports
sexuels avec lui.
Quand j'allais pour mes visites médicales à l'hôpital de
**, j'y allais en cachette et je cachais tous mes papiers concernant
l'hôpital. Personne ne le savait, ni ma famille dont j'étais fâchée
avec et je n'avais pas de nouvelles de ma famille, ni mon proche entourage
à **. Cela me donnait beaucoup de soucis sur mon avenir et ce qui allait
se passer.
En 87, on ne savait pas grand chose sur le sida. C'était
au début du sida, même si cela avait commencé depuis 1980, c'est en
87 que l'on commençait vraiment à en parler. Surtout que, avant 87,
on en parlait bien sûr mais je ne me sentais pas réellement concernée.
Je pensais que cela n'arrivait qu'aux autres, comme beaucoup de personnes
actuellement, j'en suis sûre. Mais, en 87, j'étais entièrement concernée,
étant malade moi-même. Mais les médecins ne parlaient pas beaucoup,
pour savoir quelque chose, c'était très difficile.
Au moment des visites médicales à l'hôpital, je préparais
des questions sur une lettre et je la montrais au médecin, qui comme
ça pouvait me répondre. Pour moi, cela était plus facile pour savoir
quoi que ce soit.
En juin 87, mon " protecteur " s'est fait arrêter et, ne
supportant pas la prison, il s'est suicidé trois mois après (en se pendant
dans sa cellule). Cela a été très dur, car à force depuis 84 que je
le connaissais, j'avais des sentiments pour lui, car il avait certains
jours des bons côtés. Il n'était pas si méchant que ça, pas plus que
d'autres dans son cas. Mais surtout, après sa mort, j'étais libre de
travailler le soir librement. Je n'étais plus obligée de travailler
tous les soirs. Je travaillais juste quand j'en avais besoin. Ceci jusqu'en
88.
Là, j'ai dû déménager à *** (à 25 km de **) car la famille
de mon ancien souteneur se faisait trop pressante. C'étaient des gitans
et ils voulaient de l'argent. Ils savaient que je travaillais le soir
et ils voulaient de l'argent. Alors je me suis éloignée de ** mais je
revenais de temps en temps pour travailler les soirs. Mais j'y allais
très peu, je me sentais trop coupable (par rapport aux clients, pour
ceux qui ne voulaient pas les préservatifs ou les mettaient mal ou les
cassaient pendant l'action). Je savais que, pour ceux là, je les contaminais
sans pouvoir rien dire car, si on l'avait su, cela aurait été terrible
pour moi. Par rapport au milieu dan lequel je vivais, le silence était
préférable et même indispensable pour survivre dans ce milieu de la
prostitution.
En 89, j'ai eu un problème de santé gynécologique, j'ai
été hospitalisée et opérée d'un ovaire. A la suite de cette opération,
le médecin m'a dit que je ne pourrais plus avoir d'enfants. Cela a été
très dur moralement, car malgré la maladie du sida, j'étais une femme
comme les autres et, de savoir d'après ce médecin que jamais je ne serais
une maman, cela est très dur. De ce fait, j'ai arrêté ma contraception
(en en prenant plus la pilule). Et j'ai continué toujours de temps en
temps, quand j'en avais besoin, à travailler les soirs. Et, en avril
90, j'ai su que j'étais enceinte de nouveau.
Je n'y croyais pas, je croyais que c'était une erreur vu
qu'un médecin m'avait affirmé, en 89 que les enfants pour moi, c'était
fini. Je ne savais plus quoi faire. Mon gynécologue m'a conseillé de
faire une IVG. J'avais presque 32 ans. Je savais qu'après j'aurais été
trop âgée pour élever un enfant. Je savais que j'étais malade, que je
pouvais contaminer mon enfant. Mais il y avait un pourcentage pour que
mon enfant ne soit pas malade. J'ai espéré en ce pourcentage. J'ai bien
réfléchi et j'ai gardé mon enfant.
Pour moi, c'était un espoir de vie. Je voulais être heureuse
avec un enfant. C'est sûrement égoïste, je le reconnais. Et le […]1990,
F. est arrivée. Cela a été le jour le plus merveilleux de ma vie. De
voir ce bébé sur mon ventre, car à la naissance, ils le mettent sur
le ventre de la maman, avant de couper le cordon ombilical.
Ce jour merveilleux de la naissance de F. a été gâché par
une infirmière qui m'avait dit pendant l'accouchement que je n'aurais
pas droit à mon enfant, qu'elle resterait tout le temps à l'hôpital.
Cela a été terrible pour moi. J'étais désespérée malgré la joie de la
naissance de F. et le pédiatre, qui s'occupait des couveuses où F. était,
est passé dans ma chambre (qui était, d'ailleurs, pas vraiment une chambre
mais une salle de repos où je suis restée six jours). Et ce pédiatre
m'a rassurée, m'a dit que l'infirmière s'était trompée et que j'aurais
ma fille normalement comme toutes les mamans.
Cela pour dire qu'une personne fragile aurait pu se suicider
en se jetant par la fenêtre de l'hôpital après ce que m'a dit l'infirmière
pendant l'accouchement.
J'ai heureusement tenu le coup et je suis sortie de l'hôpital
avec F. dans mes bras. Je suis rentrée chez moi et j'ai gâté F. le plus
possible. Noël a passé puis le Nouvel An et, au mois de février 91,
je suis allée à ** avec F. Tout en gardant mon logement à ***, j'y retournais
tous les week-ends, la semaine je la passais dans une chambre meublée
que j'avais louée à côté de mon travail du soir. Car, par manque d'argent
et pour gâter F. le plus possible, j'avais décidé de reprendre le travail
du soir. J'avais trouvé une jeune fille pour garder F. le soir dans
ma chambre meublée. Mais c'était très dur car j'avais des problèmes
sur mon lieu de travail les soirs avec le frère de mon ancien souteneur.
Il me faisait peur et me menaçait souvent.
Puis, par hasard, un soir, des travailleurs Sociaux du Service
[…] ont passé et nous avons discuté tous ensemble. C'était Patricia
et Claude, ils m'ont donné leur adresse du bureau. Je n'y suis pas allée
directement mais j'ai écrit une lettre en expliquant ma situation, ma
maladie et la naissance de F. Ils ont reçu ma lettre et le lendemain
soir, ils sont repassés. Nous avons discuté, ils pouvaient m'aider et,
deux jours après, je suis allée dans leurs bureaux avec F.
Surtout qu'entre temps, j'avais trouvé un logement à **
et j'avais quitté ***. Mais c'était très cher et je ne m'en sortais
pas financièrement. Alors, Patricia et Claude m'ont aidée, j'ai eu des
aides financières et d'autres allocations comme Adulte Handicapé pour
moi et soutien spéciale pour F. J'ai arrêté de travailler les soirs.
J'étais très heureuse mais F., à ses 6 mois, son bilan s'est révélé
positif. Le sida s'était déclaré en elle. Cela a été terrible. J'ai
fait une dépression nerveuse, j'avais peur pour F., peur qu'elle meurt,
alors je n'ai plus voulu la laisser et je suis restée avec elle 24 heures
sur 24.
Pour le 1er janvier 91, j'avais écrit une lettre à mes parents
en leur disant qu'ils avaient une petite fille, F. Mes parents m'ont
répondu et ils étaient prêts à me pardonner et à connaître F. Et à partir
de là, on s'est écrit régulièrement. Mais ils ne savaient pas pour le
sida, pour F. et moi-même. Je ne voulais pas leur dire. C'était trop
dur. Je ne voulais pas partager les soucis et tracas de ma maladie.
Puis je suis aussi allée à AIDES. Cela était très bien,
ils m'ont aussi beaucoup aidée. Puis, à Noël 91, mes parents, par ma
sœur S., ont su ma maladie. Je l'avais écrit à ma sœur en septembre
91. Mes parents avaient vu F. pour la première fois pendant leurs vacances
dans les Alpes où j'étais allée les rejoindre. Puis, en octobre 91,
je suis retournée à Nancy pour l'anniversaire de F. et son baptême.
J'avais tellement peur qu'elle meurt que j'ai voulu la faire baptiser
religieusement.
Puis, je suis retournée à **. Et, pour les fêtes de Noël
91, je suis retournée à Nancy. Et, là, on a discuté avec mes parents
de ma maladie, de F. En attendant un logement à Nancy, je suis retournée
à **. J'allais au Service […] et à AIDES. J'ai fait des textes pour
des petits journaux du Service […] et qui ont passé aussi à la gazette
de AIDES. On faisait des réunions, des repas et des goûters mères-enfants
à AIDES. Cela était très bien, ils me remontaient le moral.
Car il y a des moments très durs quand on est atteint du
sida et, surtout quand son enfant est malade aussi. C'est moi la responsable
de l'état de santé de ma fille et, moralement, ce n'est pas toujours
facile. Je me pose toujours des questions sur l'avenir de mon enfant.
Sur l'acceptation dans les écoles. J'ai réussi une première étape avec
l'acceptation de F. en halte-garderie. C'est pour moi comme une première
victoire. Et en septembre, ce sera l'école maternelle.
J'ai beaucoup d'Espoir dans l'Avenir, il va y avoir bientôt
d'autres médicaments, un vaccin pour les enfants qui n'ont rien, comme
ça, avec F., il n'y aura plus de risque de contamination avec le sang
à l'école. Cela est un grand espoir pour moi.
C'est vrai que l'on voit la vie autrement avec le sida.
On se dit que l'on va mourir, que l'on est condamné à plus ou moins
brève échéance. Puis on réfléchit, on devient plus serein, avec des
hauts et des bas moralement, bien sûr. Mais dans l'ensemble, chaque
jour qui passe est une victoire sur le temps.
Je suis maintenant installée à **** [banlieue de Nancy]
avec l'aide de Monsieur LAMBERT qui me soutient réellement beaucoup.
Il m'aide beaucoup. Ma famille aussi me soutient beaucoup. Bon pour
aujourd'hui, je vais arrêter là.
Décembre 1992.
Le VIH agit surtout
dans la population désocialisée, marginale. Mais je pense plus dans
les années 80-90 que maintenant. Je crois que toutes les personnes mettent
des préservatifs pendant les rapports sexuels, surtout les personnes
prostituées ou à relations sexuelles multiples. Car les personnes mariées,
"normales", je ne pense pas qu'elles mettent des préservatifs, mais
je pense personnellement qu'elles ont tort, à cause des transfusions
sanguines, dont il paraît qu'au moins 10 000 personnes seraient atteintes
du VIH sans le savoir encore au début de l'année 93.
Ceci dit, c'est vrai quand on se prostitue, on se sent en
dehors (à part) des gens dits normaux (qui restent chez eux le soir),
ils nous regardent de loin et de haut. Mais, pourtant, nous sommes bien
utiles pour les "clients", qui sont pourtant dans la journée et la vie
courante des gens "normaux" eux aussi.
C'est vrai aussi que, avec la prostitution, on n'a plus
la même vie. Nous travaillons le soir et nous dormons toute la matinée.
De ce fait, la vie est forcément différente des autres personnes dites
"normales". On se sent très seule, malgré tous les contacts avec les
clients et, aussi, très nerveuse, toujours sur le "qui-vive" car on
ne sait pas toujours si les clients ne sont pas des fous ou dangereux.
Cela est à force très angoissant.
C'est vrai que l'on a souvent beaucoup d'argent mais la plupart des
prostituées sont "soutenues" alors l'argent part vite. Et même sans
les souteneurs, on dépense beaucoup en vêtements, nourriture, etc. Rares
sont les prostituées qui sont réellement aisées en argent. C'est plus
ceux qui sont au-dessus de nous qui sont aisés, en général, mais c'est
pareil, souvent ils jouent aux jeux et ils dépensent beaucoup.
Pour moi, il n'y a qu'à la fin 87 (je me suis prostituée
en 84) que j'ai pu avoir un meilleur train de vie, mon souteneur était
mort en prison, et aussi du fait que, pendant les trois mois avant sa
mort, je l'ai aidé financièrement dans la prison, et après pour sa famille,
pour l'enterrement. Et surtout du fait que je ne l'ai jamais trahi et
que j'ai toujours travaillé les soirs, pendant son incarcération, j'étais
très bien vue par les autres souteneurs et, après la mort de mon souteneur,
ils se sont réunis et m'ont accordée le doit de travailler le soir sans
souteneur. Surtout que j'aidais toute la famille de mon souteneur (financièrement).
Mais, en 88, j'en avais assez de cette famille et j'ai déménagé
à *** (à 25 km de **). Comme ça, je venais juste à ** de temps en temps
quand j'avais besoin d'argent. Mais je n'avais jamais d'argent d'avance.
Je travaillais une nuit, je rentrais à *** le matin et j'y restais jusqu'à
la fin de l'argent. Et je recommençais (le soir à ** et le matin à ***).
Ceci pendant plus de deux ans.
Pour la santé, j'étais séropositive depuis 87 et personne
dans mon entourage ne le savait. Cela est très dur, bien sûr, mais je
n'avais pas le choix. Si, dans le milieu où j'étais, si on l'avait su,
c'était la mort assurée et, de toutes façons, je n'aurais plus eu le
droit de travailler le soir (donc, plus d'argent). Cela est comme ça
dans le milieu de la prostitution.
La prostitution ne permet pas d'obtenir la sécurité sociale.
Du moins, jusqu'en 89, je crois, car le RMI a commencé et, avec ça,
on avait droit à la sécu. Mais, même maintenant, les prostituées n'ont
pas droit à la Sécu avec la prostitution. Il faut qu'elles aient le
RMI ou qu'elles travaillent en plus officiellement et normalement chez
un patron. Quand on n'a pas la Sécu, pour aller voir un médecin et donc
payer les médicaments entièrement, cela est très dur.
C'est par hasard que j'ai su que j'étais séropositive en
janvier 87, j'étais enceinte et je me suis fait une interruption volontaire
de grossesse et j'ai fait un test de dépistage du sida, en même temps,
et c'est comme ça que j'ai su que j'étais atteinte du sida. Cela a été
très dur, bien sûr. Mais sans la sécu, entre 87 et 89, je n'ai pas été
suivie médicalement pour ma séropositivité. Et je suis sûre que même
actuellement (du moins, je le crois) les personnes malades du sida sans
la sécu doivent tout payer (médecins, médicaments, hôpital), du moins,
je le pense, mais je me trompe peut-être.
Quand on se prostitue, on a toujours des préservatifs dans
son sac. Mais les clients des fois refusent les préservatifs ou les
mettent mal. Nous ne pouvons rien dire, cela est trop dangereux par
rapport aux clients et au milieu de la prostitution. Mais moralement,
quand on sait que l'on contamine ses clients, cela est très dur mais
on n'a pas le choix.
Pour moi, cela n'était pas une question de négligence mais
le besoin d'argent et, avec le sida, beaucoup moins de clients en général.
Donc, sur le peu de clients, on devait les prendre tous, avec ou sans
préservatifs. Selon leurs désirs.
Les clients savaient pour le sida en général mais, avant
90, les préservatifs n'étaient pas d'usage courant, du moins pour certains.
Maintenant, je pense et j'espère que cela a changé, à ce sujet.
A **, la prostituée qui voulait travailler le soir devait
avoir un souteneur, autrement les autres filles la chassaient et, des
fois même, très durement. Moi-même, entre 85 et 90, j'ai fait comme
les autres filles. Dès qu'il y avait une nouvelle fille dans mon secteur,
je devais la chasser. C'était obligatoire. Chaque fille avait un secteur
et devait se faire respecter. Mais, mon souteneur, c'était pas vraiment
un compagnon car on ne vivait pas ensemble, ni vraiment un ami, même
si à la fin j'avais des sentiments pour lui car il était quand même
gentil dans l'ensemble (ceci est concernant la prostitution).
Mais, concernant la séropositivité et le sida, cela est
très difficile d'avoir un compagnon. Pour moi-même, cela n'est pas possible.
J'aurais trop peur de le contaminer, même s'il met des préservatifs,
car ils peuvent être mal mis, peuvent craquer ou être de mauvaise qualité.
Il y a toujours un risque de contamination, même minime, je préfère
l'éviter. Personnellement, je ne veux plus me sentir coupable de contaminer
quelqu'un, même involontairement (surtout que j'ai eu la chance d'avoir
F., c'est sûrement égoïste de l'avoir voulue mais c'est une personne
que je peux aimer de toutes mes forces, même si je l'ai aussi contaminée
mais j'avais espéré qu'elle n'ait rien. Mais c'est ainsi, elle est là
et, pour moi, c'est le soleil dans ma vie). Et sexuellement, un compagnon
n'est pas indispensable (en ce qui me concerne personnellement).
Des amis (hommes et femmes), c'est toujours possible d'en
avoir mais on a toujours peur d'être rejetée et qu'ils le disent à toutes
les personnes de leur entourage, que j'ai le sida. Surtout pour F.,
je ne veux pas qu'elle soit rejetée. C'est difficile de faire confiance,
mais on peut quand même essayer.
Ici, à [nom de son immeuble], j'ai une voisine qui a un
fils de l'âge de F. Une fois, chez cette voisine, F. est tombée et elle
a saigné. Avant que j'ai pu faire quoi que ce soit, cette voisine a
touché F. et l'a soignée. Je n'ai rien dit mais je me sentais tellement
coupable envers cette voisine et sa famille que le lendemain je lui
ai dit que j'avais le sida et F. aussi. Cela a été dur, bien sûr, d'abord
oser le dire et de faire confiance à cette voisine. Mais j'ai bien fait
et je ne le regrette pas. Car cette voisine l'a très bien pris et n'a
rien dit à personne. Par sécurité, elle a demandé un test de dépistage
et c'est négatif. Elle doit le refaire dans trois mois par sécurité.
Cela a été un soulagement pour moi, je me suis rendue compte que l'on
pouvait avoir des amis, que F. pouvait jouer avec leurs enfants. Avec
cette voisine, on se voit souvent, chez elle ou chez moi.
Pour en revenir à la prostitution, nous sommes très seules.
Personnellement, je n'avais plus de contacts avec ma famille car, je
ne sais pas comment elle l'a su que je me prostitue, et nous sommes
brouillés à cause de ça. La police (les Mœurs) passait bien le soir
en patrouille. Ils me posaient des questions. Mais, en pleine rue, on
ne pouvait rien dire, à cause des éventuelles représailles du ou des
souteneurs qui eux aussi patrouillaient en voiture. Cela était très
difficile, bien sûr. Non, personnellement je ne voulais pas fonder une
famille quand je mes prostituais, je me suis fait avorter en tout trois
fois. Mais, en 90, après une opération d'un ovaire à cause d'une infection
en octobre 89 ou à la suite de ça, le médecin m'a dit que je n'aurais
plus d'enfants. J'ai arrêté la pilule et, au début 90, j'ai attendu
F. Et cela a été formidable cette année 90.
Janvier 1993.
Quand nous apprenons
qu'on a le sida, nous nous disons que l'on va mourir. Cela est très
dur. On a le moral à zéro. Puis le temps passe, on se résigne, on s'habitue
à la maladie, aux visites à l'hôpital, aux prises de sang pour les examens
sanguins.
Ceci dit, il y a deux semaines, j'ai vu une émission, Mea
Culpa, à la télévision, c'était sur un homosexuel séropositif dans
un village. C'est que l'exclusion existe, surtout dans les petits villages.
Mais le principal que j'ai retenu dans cette émission, c'est que l'enfance
est primordiale pour chaque personne.
Personnellement, et j'ai aussi connu beaucoup de prostituées
(et cela est reconnu réellement), que les 3/4 des prostituées ont eu
des problèmes pendant leur enfance. Pour moi-même, mes parents avaient
un couple d'amis avec deux filles de mon âge et de ma sœur S. Mais le
Monsieur de ce couple était un "sadique". Il savait quand mes parents
n'étaient pas à la maison et que j'étais seule. Il ne m'a jamais violée
mais il m'a touchée et il s'est déshabillé devant moi, et il s'est masturbé
et il a joui devant moi, à la salle de bains, j'avais 13 ans.
Mais le pire, pour moi, c'est que ma sœur S., plus âgée
de cinq ans que moi, a eu les mêmes problèmes avec cet homme. Elle l'a
dit à mes parents et ils n'ont rien fait. Ils ont continué à voir ces
amis et leurs filles.
Et aussi, quand nous nous promenions tous ensemble en forêt,
il s'arrangeait toujours pour me coincer contre un arbre, il m'embrassait
et me touchait par la force. Ma sœur S. m'avait dit de ne rien dire
à nos parents, pour ne pas faire d'histoires. Mais, à 14 ans, j'ai eu
un copain. Mes parents ne voulaient pas de ce copain. Alors, j'ai tout
dit à mes parents, au sujet de leur ami, ils ne m'ont pas cru, alors
que ma sœur S. l'avait dit bien avant moi. Cet homme m'attendait aussi
en voiture, à la sortie du CES. Je devais fuir pour l'éviter. Cela m'a
beaucoup marquée.
Surtout que, dans cette même période, ma sœur D. est revenue à
la maison, chez mes parents, avec son fils et, après, son deuxième fils
est né. Car le mari de ma sœur D. avait fait une bêtise et était en
prison (et lui aussi est mort en prison). Quand mon beau-frère a été
en prison à **** [banlieue de Nancy], nous étions montrés du doigt,
on me traitait de voleuse dans les magasins, à 13 ans cela est très
dur aussi. Surtout que je n'avais jamais fait quoi que ce soit Alors
comment voulez-vous ne pas devenir une délinquante, marginale, prostituée,
etc. ?
A 17 ans, j'ai fui ma famille et j'ai trouvé à Nancy une
place de bonne (à tout faire), nourrie, logée. Cela a été très dur.
Puis, à 18 ans, je me suis mariée, pour faire un peu comme tout le monde.
Mais, 15 jours avant mon mariage, l'ami de mes parents est venu chez
mes parents, j'étais seule et, là, il a essayé de me violer. Je l'ai
dit à mes parents, car je ne me suis pas laissée faire, j'ai crié et
il s'est enfui. Je l'ai dit aussi à mon fiancé et je me suis mariée
quand même. Mes parents, pour la tentative de viol, on fait un scandale
chez les amis en question et, depuis, ils ne se sont plus revus.
J'en ai beaucoup voulu à mes parents pour mon enfance gâchée.
Le pire, c'est qu'ils ont prétendu qu'ils n'étaient pas au courant,
alors que ma sœur S., bien avant moi, avait eu les mêmes problèmes et
tout dit aussi.
Donc, mon mariage a mal commencé, avec cette histoire. Et,
trois ans après, j'étais à ** [ville du sud] pour fuir mon mari et divorcer.
Pour en revenir à l'émission de télévision, même sans être
homosexuel(le) (hommes ou femmes), quand on a un enfant, on pense à
lui avant toute chose. Je crois que si j'étais seule (sans F.), je n'aurais
pas peur de dire que j'ai le sida. Mais, avec F., avec l'école, je n'ai
pas le droit de lui gâcher son enfance. Car je sais très bien que les
enfants entre eux, cela peut être terrible. Déjà que c'est de ma faute
si F. est atteinte du sida. Alors, si en plus je lui gâche son enfance,
cela n'est pas possible. Je dois dire qu'à certains moments je n'ai
plus envie de lutter. Mais j'ai voulu pour F. et c'est mon soleil. Par
moment, on se demande à quoi cela sert réellement de lutter pour vivre,
alors que l'on sait que l'on peut mourir à tout moment. Ma sœur S. pense
et dit que je suis égoïste par rapport à F. Que je n'aurais pas dû avoir
F. Mais ma sœur S. ne comprend pas que F. est le soleil de ma vie. J'essaye
de faire le maximum pour F. Je la gâte au maximum, le plus possible.
Je pense aussi à mes parents et à toute ma famille, à tous ceux qui
m'aident comme vous Patricia, et Monsieur LAMBERT (je sais très bien
le mal que je ferais si je me suicidais avec F., ouvrant le gaz par
exemple). Alors, quand j'ai le cafard le soir, je vais me coucher. Car,
la journée, je suis toujours occupée avec F. et je n'ai pas le temps
de penser. Mais c'est quand même le soir le plus dur. Quand F. dort,
quand je vois à la télévision les infos de 20 h, toujours dramatiques,
quand il y a des films durs ou des émissions sur la santé en général.
Ou aussi quand des personnes connues meurent du sida et que la télévision
en parle. Alors je vais me coucher et je regarde F. dormir. Cela est
merveilleux et je ne pense plus à rien d'autre.
Février 1993.
|