Ce témoignage
a été rédigé par D. en septembre 1993 et confié à Luigi CARRAFA, travailleur
social. D. a elle-même rendu anonymes les personnes citées, à l'exception
d'une amie et de son compagnon.
Quand j'ai lu le
témoignage de E., j'ai eu tout d'un
coup, la sensation de lire une partie de ma vie, vu que moi-même, à
l'âge de 13 ans, ma mère m'avait envoyée en vacances chez mon oncle
dans la banlieue de Paris. Et, une nuit je me suis réveillée en me rendant
compte que quelqu'un était en train de me toucher les cuisses.
C'était lui, mon oncle, et cette nuit j'ai connu le plus
cruel des hommes, la peur en moi de quelque chose que je n'arrivais
pas à comprendre, et, le lendemain, tout cela a fait que j'ai eu mes
règles pour la première fois.
Vu que, pour ma mère, j'étais encore une gosse et que, chez
nous, il n'y avait de la place pour dormir que dans ma chambre, quand
il venait chez nous, j'étais terrorisée. Toutes ces années, je me suis
portée ce cauchemar derrière moi, c'est la première fois en 25 ans que
je réussis à en parler et, cela, je le dois un peu à E. Moi aussi j'ai
connu le trottoir vu que j'avais 15 ans quand je me suis sauvée du Bon
Pasteur de Dijon.
Je
me suis retrouvée à Lyon et, là, j'ai connu J. et sa bande avec leurs
filles (presque toutes mineures). Et, là, ils m'ont enseigné le plus
vieux métier du monde. J'ai bien essayé de me sauver deux fois mais,
dans ce milieu là, tu ne te fais pas d'amies.
Je me souviens encore de mon premier "client". Quand je
suis ressortie de sa voiture, je me suis mise à vomir.
Je crois que, ce jour là, je vomissais ma honte, mon dégoût
des hommes, de moi-même et de la malchance vu qu'elle m'a poursuivie
jusqu'aujourd'hui.
J'ai réussi quand même à me sauver et je suis revenue à
Nancy où je suis retombée dans le même milieu. Et vu, que pour la loi
j'étais encore une mineure, le juge pour enfants m'a envoyée dans un
foyer à Epinal, où là, j'ai connu N. Mais dès le début, il était violent,
alors je me suis sauvée et je suis retournée à Nancy pour recommencer
une autre fois, vu que je ne savais rien faire d'autre pour avoir de
l'argent pour vivre. Mais, dans ces moments là, ce n'était pas facile
de pouvoir travailler si tu n'avais pas un proxénète. Alors, me revoilà
maquée. Et puis, j'en ai marre, je me sauve une autre fois à Epinal,
chez N. Je choisis les coups au trottoir.
Octobre 1976, nous nous marions parce que je suis enceinte
et j'espère qu'il changera. Même si ce n'est pas un mariage d'amour,
je me dis que peut-être cet enfant changera quelque chose.
30 janvier 1977, naissance de S. Deux ans après, mon mari se retrouve
en prison, condamné à 5 ans, et moi, je me retrouve à Nancy à faire
le trottoir pour donner à manger à ma fille mais je rencontre C. qui
réussit à me convaincre d'aller travailler à l'étranger. Mais je dois
laisser S. chez sa sœur parce-que, à l'étranger ce sont des maisons
closes.
Me voilà partie au Luxembourg, puis la Belgique où je rencontre
Cathy, la seule vraie amie que j'ai eue dans ce milieu. S. est chez
ma mère à Nancy. Je me sauve de mon mac et je vais en Allemagne chez
Cathy. En 1982, je reçois une notification que N est sorti de prison,
qu'il a demandé le divorce et que j'ai perdu la garde de S.
17 mars 1982, le divorce est prononcé en faveur de N. Vu
que le même mois, je dois revenir en France pour refaire ma carte d'identité,
j'ai juste le droit d'avoir mon papier de divorce me disant que, pour
la loi, je n'ai plus de fille.
Septembre 1983, je rencontre Angelo et le monde de la drogue.
Je crois que j'ai voulu essayer la drogue pour ne pas penser à mon passé
sans savoir que j'allais connaître un autre monde tout aussi cruel.
Parce que la drogue te fait perdre ton identité, tu n'es plus rien,
c'est l'héroïne qui est plus forte que toi, c'est elle qui te dit d'aller
faire du fric où tu peux, tu es son esclave.
Mars 1985, Angélo et moi, nous partons pour l'Italie parce
que nous voulons fuir l'héroïne mais cela ne sert à rien si tu ne la
fais pas fuir de toi-même. Octobre 1985, nous sommes fous de joie, je
suis enceinte, la vie me paraît belle. Madame Héroïne est partie depuis
6 mois et je me jure à moi-même que, cette fois-ci personne ne prendra
mon enfant.
Mai 1986, la malchance est revenue parce que, durant l'accouchement,
ma fille meurt. Mais Madame Héroïne était aux aguets, vu que c'est plus
facile d'oublier ton chagrin, ton envie de mourir toi aussi. Novembre
1986, Angelo va en prison pour 6 mois, l'héroïne aussi.
Juin 1988, je suis enceinte mais la malchance ne me quitte
plus désormais parce que, en février 1989, ma deuxième fille meurt aussi.
Nous nous réfugions dans les bras de Madame Héroïne pour ne pas comprendre,
pour ne pas penser, pour essayer d'oublier.
Novembre 1989, nous allons au Centre pour prendre la méthadone
(en Italie, c'est autorisé). En même temps, on nous fait le test de
dépistage du sida et la malchance cette fois ci, ne nous quittera plus,
nous sommes séropositifs tous les deux.
Juillet 1990, Angelo est à l'hôpital, le sida a commencé
à faire des ravages, il a une infection aux poumons et une méningite.
Nous sortirons au mois d'octobre, je dis nous parce que je suis
restée près de lui nuit et jour, jusque cette année, jusque cette nuit
du 13 juin 1993. Je croyais avoir tout vu dans ma vie mais je devais
encore découvrir ce que ça signifie d'avoir le sida, de vivre avec jusqu'à
la mort et, surtout, de le dire aux autres. Parce que si j'ai souffert
de voir Angelo mourir petit à petit pendant ces trois ans, ce qui nous
a fait le plus mal, ce sont les gens qui nous ont traités comme des
pestiférés, de voir que tous nos amis, nos copains, quand ils nous voyaient
dans la rue, tournaient la tête. Rester chez moi en sachant que personne
ne vient te voir parce que nous avons le sida, toutes ces humiliations
qui font qu'il y a des jours où tu n'as plus envie de lutter.
27 juin 1993, je quitte l'Italie pour revenir en France
vu que ma famille sait que je suis séropositive et j'ai besoin de les
revoir parce que je sais que, si je restais en Italie dans la maison
où nous avons vécu, peut-être que je ne me reprendrais pas.
Septembre 1993, cela fait trois mois que je suis revenue
à Nancy. La première chose que je veux dire, c'est merci à Antigone
de m'avoir aidée au point de vue administratif, de m'avoir trouvé un
logement et, surtout, de m'aider quand le moral n'est pas trop haut.
Merci aussi à AIDES.
Je n'ai pas écrit ce récit de ma vie pour que l'on me comprenne,
que l'on me plaigne ou que l'on me juge mais pour dire à ceux qui se
trouvent dans un tunnel noir que la vie peut être belle, il suffit de
savoir la regarder, de savoir l'accepter, de la comprendre et de l'aimer.
Solidarité, Amitié, Amour, ceci est mon médicament pour vaincre le sida.
Et puis, ce qui me donne le courage de continuer à vivre,
la force de lutter contre cette bête noire qui est en moi, l'envie d'essayer
d'aider les autres qui ont le sida (j'ai demandé à AIDES pour être volontaire),
c'est que je sais qu'Angelo et moi, nous nous retrouverons pour l'éternité
parce que notre amour, lui, n'est jamais mort.
J'irai n'importe où pourvu qu'il y ait des fleurs,
Pourvu que personne ne souffre et ne pleure.
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